L’abrogation des actes administratifs non réglementaires non créateurs de droits.
- VENDREDI 8 JUIN 2018
La disparition juridique pour l’avenir d’un acte administratif répond à des conditions précises dont la maîtrise s’avère essentielle dans la pratique du contentieux du droit public. Les règles relatives à l’abrogation peuvent sembler absconses aux juristes non avertis dès lors qu’elles varient en fonction d’une quadruple dichotomie : la qualité de la personne sollicitant le retrait ou l’abrogation de l’acte administratif en cause, sa nature règlementaire ou individuelle, son caractère légal ou illégal ainsi que son éventuelle capacité à créer des droits à l’égard de son destinataire.
Sur ce dernier point, il convient de préciser que sont créateurs de droits, les actes administratifs individuels qui donnent à leurs bénéficiaires un droit acquis à leurs maintiens sans qu’il y ait la possibilité pour l’administration, en principe, de les remettre en cause. Les décisions individuelles dont le bénéfice est soumis à certaines conditions sont créatrices de droits dès lors que ces conditions sont remplies mais perdent cette qualité dans le cas contraire (par exemple, une autorisation d’exploiter un débit de boissons constitue une décision créatrice de droits dont son bénéficiaire peut se prévaloir tant qu’il respecte les règles établies par le Code des débits de boissons).
D’autres actes ne sont jamais créateurs de droits dès lors que les destinataires de ces décisions n’ont aucun droit acquis à leur maintien. Cette catégorie d’acte administratif concerne en premier lieu les actes règlementaires et les décisions d’espèce.
Les décisions d’espèce sont des actes administratifs unilatéraux qui, bien que ne visant pas une personne ou une catégorie de personnes en particulier, ne constituent pas pour autant des actes de nature réglementaire. Elles ont uniquement pour objet « d’appliquer une réglementation préexistante à un cas concret sans procéder, en tant que telles, à une subjectivisation de leurs effets » [1]. Autrement posé, il s’agit de décisions qui édictent des normes d’espèce, des normes particulières quoique impersonnelles, qui se rapportent à une situation ou à une opération déterminée. Il peut s’agir d’un arrêté constituant une commission de remembrement, d’une déclaration d’utilité publique, d’une décision de découpage des circonscriptions électorales, d’une décision portant reclassement d’une section de route, d’un arrêté ministériel autorisant l’ouverture d’un concours etc. L’article L. 221-7 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA) évoquent des décisions « ni réglementaires ni individuelles ».
D’autres décisions administratives, bien qu’individuelles, sont insusceptibles de créer des droits à l’égard de leurs destinataires. Cela concerne, notamment, les actes de nominations sur des emplois à la décision du gouvernement [2] ou sur des postes de directeurs de certains établissements publics de l’État pour lesquels une révocation ad nutum est autorisée. [3] Rentrent également dans cette catégorie les actes inexistants [4] ou obtenus par fraude. [5]
Les règles relatives à l’abrogation et au retrait des actes administratifs, jusque là largement définies par la jurisprudence, ont fait l’objet d’une codification avec l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2016, du Code des relations entre le public et l’administration. Les dispositions de ce code relatives à l’abrogation sont pleinement applicables, pour l’ensemble des actes administratifs, depuis le 1er juin 2016. Les dispositions relatives au retrait ne s’appliquent toutefois qu’aux actes administratifs édictés depuis le 1er juin 2016.
La présente publication vise à fixer les règles relatives à l’abrogation des actes administratifs non réglementaires et non créateurs de droits, qu’ils soient légaux (A) ou illégaux (B).
Étant précisé que l’ensemble de ces règles sont valables sous réserve des exigences découlant du droit de l’Union européenne et de dispositions législatives et réglementaires spéciales. En outre, tout acte administratif unilatéral, peu importe sa nature, peut être abrogé ou retiré à tout moment lorsqu’il a été obtenu par fraude [6]
A) L’abrogation des décisions légales non réglementaires non créatrices de droits.
Le principe de sécurité juridique, érigé en principe général du droit par le Conseil d’État
[7], sous l’influence de la jurisprudence traditionnelle de la Cour de justice de l’Union européenne [8], vise notamment à protéger les droits acquis par les administrés en raison des actes administratifs unilatéraux pris par l’administration. Toutefois, certaines décisions individuelles et l’ensemble des décisions d’espèces sont insusceptibles de créer des droits au profit de leurs destinataires.
Le Conseil d’État est donc fort logiquement venu poser le principe selon lequel l’administration est libre de prononcer, sans condition de délai, l’abrogation d’une décision d’espèce [9] ou d’un acte individuel légal non créateur de droits [10].
Cette règle est aujourd’hui formalisée par l’article L. 243-1 du CRPA. Cet article prévoit en outre la possibilité pour l’autorité administrative d’édicter des mesures transitoires pour atténuer les éventuels effets néfastes engendrés par l’abrogation soudaine d’un acte non réglementaire non créateur de droits.
B) L’abrogation des décisions illégales non réglementaires non créatrices de droits
Si l’administration dispose de la faculté d’abroger les actes non réglementaires non créateurs de droits, elle peut parfois être contrainte de procéder à leur suppression, pour l’avenir, lorsque ces actes sont illégaux.
En effet, l’autorité administrative est tenue de faire droit à une demande d’abrogation d’une telle décision, si la demande est formulée dans le délai de recours contentieux. Toutefois, passé ce délai, l’autorité administrative n’est tenue d’abroger une décision non réglementaire non créatrice de droits que si cette dernière est devenue illégale à la suite d’un changement de circonstances de droit ou de fait postérieures à son édiction [11]
Cette règle est aujourd’hui reprise par l’article L. 243-2 du CRPA.
Enfin, puisque l’administration n’est pas tenue de procéder à l’abrogation d’un acte définitif non règlementaire non créateur de droits, le Conseil d’État refuse fort logiquement qu’un justiciable en sollicite l’annulation contentieuse par la voie de l’exception d’illégalité. [12]
Une fois le délai de recours contentieux expiré, un administré ne dispose donc d’aucun recours efficace pour solliciter l’effacement de l’ordre juridique d’un acte non réglementaire non créateur de droits illégal ab initio.
Reste désormais à déterminer les conditions d’abrogation d’un autre type d’acte administratif unilatéral non créateur de droits : les actes réglementaires.
Notes :
[1] Valentin Vince, « l’introuvable notion d’acte créateur de droits ? », AJDA 2017, p. 2181
[2] CE, 14 mai 1986, Rochaix, n° 60852.
[3] CE Ass. 22 décembre 1989, Morin, n° 82237.
[4] CE, 18 mars 1998, M. Khellil, n° 160933.
[5] CE, 29 novembre 2002, Assistance publique – Hôpitaux de Marseille, n° 223027.
[6] Article L. 241-1 du CRPA.
[7] CE, 24 mars 2006, Société KPMG, n° 288460
[8] CJCE, 14 juillet 1972, Azienda Colori Nazionali c. Commission, n° C-57/69
[9] CE Ass., 10 mai 1968, Commune de Brovès, n° 71583
[10] CE Ass., 22 décembre 1989, Morin, n° 82237
[11] CE, 30 novembre 1990, Les Verts, n° 103889 ; CE, 30 juin 2006, Société Neuf Télécom, n° 289564.
[12] CE, 30 novembre 1990, Élections cantonales de Chauffailles, n° 104536.